L’épidémiologie en temps réel

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« L’épidémiologie en temps réel » est une expression a priori absurde en raison des protocoles actuels utilisés par cette science. C’est pourtant une réalité à notre portée.

L’épidémiologie consiste en effet à étudier les facteurs qui vont influer sur l’état de santé et sur les maladies des populations. Qui dit étude, dit recueil des données, analyse, évaluation, synthèse et conclusion. Le faire en temps réel, c’est à dire étudier les phénomènes au moment précis où ils se déroulent, est a priori un contre-sens. Sauf  si certaines conditions sont réunies, qui sont celles de la médecine 3.0. Vous êtes sceptique ?

L’épidémiologie « normale »

C’est une science tout d’abord, qui examine  la répartition,  la fréquence et  la gravité des états pathologiques au sein des populations. C’est un travail de comparaison entre la fréquence d’une maladie au sein d’une population exposée à un agent suspect, et des personnes non exposées. Ce travail est fondé sur trois étapes :

  • La description, qui consiste à recueillir des informations sur le nombre de cas et les caractéristiques d’une pathologie. Cette pathologie est généralement une maladie (diabète, hypertension, cancers, etc.). La raison est que le diagnostic a déjà été établi par un médecin, et que le patient se trouve par conséquent dans une filière où il est facilement traçable. Pour simplifier le discours, appelons-la « épidémiologie verticale », car on peut la classer dans des spécialités médicales (la diabétologie, les maladies cardio-vasculaires, la cancérologie, etc.). Elle s’oppose en cela à ce qu’on pourrait appeler une « épidémiologie horizontale », beaucoup plus difficile à suivre :  par exemple les maux de tête, les diarrhées, les chutes, etc. L’épidémiologiste est beaucoup moins à l’aise dans ce type de problèmes car il est obligé de beaucoup plus fonder son observation sur la parole du patient, et sur la variabilité extrême des diagnostics qui peuvent s’y rapporter (il y a plus de 300 causes de céphalées, une cinquantaine de causes de diarrhées, et une très grande variabilité dans les causes de chutes). L’épidémiologie ne s’attaque donc qu’à des pans très précis de la médecine qu’elle peut enfermer dans une observation de type scientifique qui élimine les biais de mesure.
  • L’analyse : elle recherche les éléments déterminants de cette pathologie et tente de proposer ou de vérifier des hypothèses causales susceptibles de déboucher sur des propositions de solution. Autant les facteurs déterminants sont précis dans le cas de l’épidémiologie verticale, autant ils sont flous et, comme on l’a vu, d’une très grande variabilité pour l’épidémiologie horizontale.
  • l’évaluation : c’est la mesure de l’impact d’une politique de santé publique. Par exemple, la diminution de la consommation de tabac peut être corrélée à la diminution des cancers du poumon ou des maladies cardio-vasculaires au sein de populations déterminées, ou de façon expérimentale par exemple au cours d’essais cliniques. On mesure bien à quel point, une telle évaluation est quasi impossible lorsque les facteurs sont nombreux, variables et difficiles à cerner.

Toutes ces études sont effectuées soit sur des « cohortes de patients », c’est à dire un nombre important d’individus censés être porteurs de la maladie qu’on étudie, soit sur des cas-témoins (quelques individus ciblés sur une pathologie précise et généralement rare), soit de façon « randomisées » au cours d’essais cliniques. C’est ce qu’on pourrait appeler de l’épidémiologie 1.0.

Certaines observations comme celles de l’InVs sur les pathologies ORL de l’enfant sont dites « en temps réel », mais il s’agit d’un recueil hebdomadaire effectué auprès de médecins sentinelles. Cette observation est donc en fait différée et non en temps réel. On ne pourrait véritablement parler de temps réel que si les symptômes décrits par le patient étaient saisis au moment où celui-ci l’exprime, et avec un diagnostic porté de façon immédiate. Cette appellation de temps réel est donc un abus de langage.

Des tentatives d’épidémiologie 2.0 ont été faites : la plus connue est celle de google qui a suivi une épidémie de grippe grâce aux occurrences des mots recherchés sur les moteurs de recherche par le public et géolocalisés. Mais l’absence de caractérisation des symptômes en fait un instrument très grossier qui ne peut fonctionner que sur les grands nombres. L’autre tentative est celle menée sur le site quizz-grippe.fr lors de la pandémie de grippe. Il a recueilli 230.000 questionnaires sur 2 semaines, permettant de suspecter le diagnostic de grippe, d’en recueillir les signes, d’en évaluer la gravité et de le géolocaliser. C’est à ma connaissance le seul exemple d’épidémiologie 2.0 qui ait réellement été effectué.

Cette expérience n’est pas encore de l’épidémiologie 3.0, car bien que le recueil ait été anonyme, il lui a manqué le retour d’expérience pour que le système expert puisse être autoapprenant. Je dois dire que malheureusement, l’InVs à qui j’ai présenté cette expérience n’a pas jugé utile d’en comparer les résultats avec ses propres données sur la même période. C’est un mal bien français.

En effet, introduire la notion de temps réel suppose obligatoirement :

  • que l’on confie au patient lui-même la mission d’être auto-observant, sans que cela influe sur son état ou son comportement,
  •  que l’on soit en mesure de le suivre géographiquement, car l’expression d’une maladie peut varier selon l’heure ou le lieu
  • que le recueil se fasse sur un site ou un support muni d’un système expert
  • et que l’on fasse confiance à la nature des données recueillies

Cela veut dire, abandonner un certain nombre de garanties que la science exige (recueil objectif par un médecin dans des conditions équivalentes et dans des unités de temps et de lieux comparables). Des expériences ont toutefois été menées par le système « Médisys »,  lancé par la Commission européenne en août 2007, pour analyser presque en temps réel, et pour 3 thèmes (« maladies », « bioterrorisme » et « autres menaces »), les données collectées en 32 langues sur plus de 1 000 sites internet d’actualités, et de 120 sites de santé publique. Aux USA, une autre étude épidémiologique sur la santé des enfants  a été lancée en 2004 sur 25 ans. Elle est « verticale », puisqu’elle étudie l’asthme, le diabète, l’obésité, et les troubles du comportement. Elle pose également le problème éthique de la confidentialité de données sensibles. On voit de façon très précise ici que cette tentative d’épidémiologie 2.0 se heurte d’une part à la nécessité de programmes intelligents et éthiques, qui sont la base d’une épidémiologie 3.0.

L’épidémiologie de demain

Annonçons d’emblée la couleur. Pour être capable d’être en temps réel et géolocalisée (donc de type 3.0), elle nécessitera :

  • des données déclaratives fournies véritablement en temps réel et de façon libre par des individus
  • de données qui concerneront des personnes inscrites dans le cadre de maladies suivies (épidémiologie verticale), mais également de personnes ne présentant aucune pathologie précise (épidémiologie horizontale)
  • analysables en temps réel par des machines
  • traçables avec un retour d’information vers ces machines, ce qui leur confèrera un caractère intelligent
  • géolocalisées
  • respectant totalement l’anonymat de la personne
  • en mesure de redescendre en temps réel de l’information à ceux qui l’ont fournie afin qu’ils adaptent leur comportement.

Autant dire pour un épidémiologiste, un rêve éveillé pas loin du délire…

Des exemples très simples existent pourtant depuis longtemps, qui nous permettent de connaître en temps réel le trafic routier et d’adapter aussitôt notre conduite. Le principe est très simple : chaque téléphone portable est pourvu d’une adresse Ip (c’est à dire un code identificateur unique) ; il est facilement géolocalisable puisqu’il se connecte comme un vulgaire talkie-walkie à l’antenne mobile la plus proche ; et il peut être suivi en temps réel. Tout opérateur téléphonique est donc capable de savoir s’il y a un bouchon sur la route, en observant l’immobilité ou la vitesse de déplacement des portables qu’il gère.

Oui mais voila, appliqué à la santé, l’exemple a ses limites car le portable ne ment pas. Qui nous dit en effet qu’une personne qui fournit de façon déclarative des données de santé ne va pas les falsifier ? C’est la hantise des épidémiologistes, la validité des données recueillies. La réponse est simple : c’est parce que l’intérêt de la personne est de dire la vérité, sinon les conseils et informations qu’elle recevra seront fausses. On est donc bien dans un cercle vertueux 3.0 fondé sur la confiance.

Oui mais voila, pour que la confiance existe, il faut que la personne soit certaine que l’on ne va pas lui envoyer en retour des pubs, des spam et autres bannières publicitaires. Il faut donc en regard une éthique, laquelle ne fait pas partie intégrante du monde 2.0 actuel.

Les possibilités d’aujourd’hui

Un tel système d’épidémiologie en temps réel est possible si certaines conditions au minimum d’une dizaine sont réunies :

  • La première  est d’établir un principe de confiance dans lequel le site et l’outil de recueil des données de la personne seront strictement encadrés dans une charte éthique. Celle établie par ARMEL offre déjà un certain nombre de ces garanties : pas de diagnostic porté, pas de traitement proposé autre que ceux d’une automédication responsable, renvoi vers les filières médicales autorisées, respect de la déontologie médicale sur le web telle que définie par l’Ordre des Médecins dans son Livre Blanc de Décembre 2011, « [Déontologie sur le web]« .
  • La deuxième condition est d’accepter de faire confiance par principe à la parole des patients et des personnes en général. Cette confiance est garantie par la troisième condition et la quatrième condition.
  • La troisième condition est que le recueil des informations fournies par le public soit effectué en tout anonymat sur un système expert intelligent, capable à la fois de recueillir des données selon un questionnaire fermé, et agrémenté par le recueil ouvert des expressions que la personne souhaite utiliser pour préciser sa pensée (par exemple quels termes elle utilise pour caractériser sa douleur).
  • La quatrième condition est que la personne reçoive en retour un conseil personnalisé qui lui permette d’adapter son comportement ou d’en  retirer un conseil pratique et pertinent qui engage le système expert. Cette condition garantit alors la fiabilité des données fournies.
  • La cinquième condition est la capacité d’analyse en temps réel des données avec établissement de prédiagnostics, d’évaluation de gravité, avec des éléments de géolocalisation.
  • La sixième condition est un retour diagnostic authentifié de la part des structures médicales, permettant à la machine d’acquérir de l’intelligence.
  • La septième condition  est qu’un tel système soit intégré à un DMP 3.0, c’est à dire non pas conçu comme un simple coffre-fort stockant des données (le DMP actuel), mais comme un outil intelligent en mesure de comparer les données personnelles de la personne aux données de tous les possesseurs de dossier.
  • La huitième condition est un retour de ces données anonymisées aux Pouvoirs Publics et leurs autorités de tutelles, afin de les libérer de leur dépendance actuelle face à  l’avis des experts trop souvent liés à des puissances financières ou des intérêts pharmaceutiques.
  • La neuvième condition est un modèle économique viable et pérenne permettant  la gratuité des données fournies par les personnes. Un [modèle économique 3.0] est envisageable, on y reviendra.
  • La dixième condition est l’exportabilité de ce système et son internationalisation.

L’épidémiologie en temps réel n’est pas un rêve, elle est une réalité tangible. Mais il faudrait pour cela que nous révisions notre façon de recueillir les données, et une bonne fois pour toute faire confiance à celui qui est intéressé au premier chef : le patient !

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