Le débat éthique sur l’intrusion de l’Intelligence Artificielle dans nos vies, amène immanquablement à cette question : « Qu’est ce qui est de l’IA, et qu’est-ce qui n’en est pas ? »

On peut penser que cette question ne doit agiter que les spécialistes du domaine. Il n’en est rien, car dans des domaines aussi actuels et essentiels que sont la santé, mais également l’information au sens large, la question se pose de manière aiguë, notamment en ce qui concerne la responsabilité des machines dans un diagnostic, une information ou une décision.

Intelligence humaine ?

On a déjà beaucoup de mal à définir ce qu’est l’IH, car il existe de nombreux types d’intelligences : logicomathématique, spatiale, émotionnelle, musicale, corporelle, etc. Et quand on passe cette définition de l’intelligence au travers du filtre de l’éthologie humaine et animale, on ne peut que constater que l’être humain au long de l’évolution a perdu certaines capacité sensorielles (vision, audition, olfaction) et que les animaux possèdent des capacités qui ne sont pas que le propre de l’humain (affectives, protectrices, maternelles, compassionnelles, etc.), mais qu’il en a acquis d’autres.

Partant de ce constat, il est déjà difficile d’enfermer l’IH dans cette question : qu’est-ce qui est IH et qu’est-ce qui ne l’est pas ?

On serait sans doute plus à l’aise si on parlait plutôt de « capacités » ou de « compétences ». Une capacité logico-mathématique concerne un domaine précis bien distinct des capacités musicales ou émotionnelles par exemple. Il est d’ailleurs possible à un être humain de disposer de plusieurs d’entre elles, ce qui fait la richesse et la diversité de l’IH. Ce sont donc nos capacités qui nous distinguent et qui font de certains êtres humains des « génies ». Peut-on dire que Einstein était plus intelligent que Ravel ou que Kasparov est plus intelligent que Picasso, ou que Shakespeare est plus intelligent que Messi ? A l’évidence non, chacun étant pourtant au sommet des capacités humaines dans son domaine d’excellence.

Intelligence artificielle ?

Cela m’amène au parallélisme avec l’IA. Nous souffrons d’un mal inventé par Mc Carthy en 1958, ce terme d’Intelligence Artificielle. En effet, par exemple, deep blue a battu Kasparov en 1997 et les programmes de diagnostic radiologique seront sans doute très rapidement meilleurs que le collège de radiologues les plus experts au monde. Le problème est que deep blue est incapable d’interpréter une radio, et qu’un deep learning ne sait pas jouer aux échecs. Dans un domaine récent, le ChatGPT malgré ses extraordinaires performances a été facilement pris en flagrant délit de bêtise (cf. la question qui lui a été posée sur la différence entre les œufs de poule et les œufs de vache, et où il a présenté une réponse très argumentée, et forcément stupide).

Ne faudrait-il donc pas abandonner ce terme délétère et malcommode d’intelligence artificielle pour celui plus juste de « capacités artificielles », qui rejoint la définition de Marvin Lee Minsky du MIT « L’intelligence artificielle correspond à la construction de programmes informatiques qui s’adonnent à des tâches qui sont pour l’instant accomplies de façon plus satisfaisante par des êtres humains car elles demandent des processus mentaux de haut niveau, tels que l’apprentissage perceptuel, l’organisation de la mémoire et le raisonnement critique » ou celle plus réduite : « L’intelligence artificielle est un ensemble de théories et de techniques mises en œuvre en vue de réaliser des machines capables de simuler l’intelligence humaine ». On voit qu’émergent de ces 2 définitions complémentaires la notion de « tâches » donc de capacités pour les accomplir, et de « simulation ».

Capacités artificielles ?

Si l’on excepte les IA applicatives (robotique, recherche de médicaments candidats, imprimantes biologiques, réalité virtuelle, etc.) qui utilisent des tas d’IA différentes, et qu’on reste dans le domaine de ce qu’on pourrait appeler des « IA pures », on voit qu’il existe en fait un nombre limité de de capacités, auxquelles on pourrait donner des noms :

  • La reconnaissance artificielle : typiquement le deep learning avec la reconnaissance des images, des sons, des textes, etc.
  • Le raisonnement artificiel : tout ce qui concerne la logique, le déterminisme, la recherche des causalités, etc., typiquement les IA symboliques
  • La connaissance artificielle : l’aspect purement documentariste qu’a tenté Watson ou que fait ChatGPT,

Connaissance, reconnaissance et raisonement, sont trois capacités communes à tous les types d’IH et par analogie selon la définition de l’IA (simulation des tâches humaines), gérables par différentes IA. Sans doute faudrait-il pousser la recherche plus loin pour voir si les machines (en terme d’IA pure, c’est à dire non applicatives) ne disposent pas aussi d’autres capacités liées à leur capacités supra humaines. Par exemple, la capacité phénoménale de calcul qu’auront les ordinateurs quantiques, constitue t-elle une capacité en soi, ou simplement un outil pour augmenter les capacités de connaissance, de reconnaissance et de raisonnement ? La gestion des big data (encore un terme à remettre en question) par des ordinateurs quantiques sera t-elle seulement la recherche de corrélation (quand les nuages bougent, les feuilles des arbres s’agitent et vice versa) ou un outil au service de la causalité et donc de l’hypothèse (c’est quelque chose que je ne connais pas qui fait bouger à la fois les nuages et les feuilles ds arbres )? Et si ces ordinateurs super puissants n’y parviennent pas, en quoi seront-ils utiles pour donner du sens aux faits observés, démarche initiée par Descartes et prolongée dans le Siècle des Lumières ? Et à un degré de plus en quoi ces ordinateurs avec leur puissance de calcul nous aideront-ils à au déterminisme et donc à la compréhension de ce que nous appelons hasard ou fatalité ?

Intelligence Humaine versus Intelligence Artificielle

Il faut enfin remettre l’IA dans les pas de l’IH. On ne dispose vraisemblablement nulle part dans le monde d’une IA forte, c’est à dire opposable à une intelligence humaine. Malgré nos progrès considérables en 50 ans, nous ne disposons pour l’instant que d’IA faibles :

  • Elles apprennent, mais de façon encore supervisée (on est encore loin de l’auto-apprentissage),
  • Elles ne comprennent absolument pas ce qu’elles font, au mieux peuvent-elles, pour certains du moins, expliquer leur raisonnement;
  • Elles n’ont pas d’imagination propre autre que le résultat d’essais liés au hasard et non à une quelconque nécessité puisqu’elles n’ont pas d’intentionnalité,
  • Elles n’ont aucune conscience d’elles-mêmes. Donc pas de finitude, ni même de compréhension ou d’imagination de ce que cela peut signifier pour elles.

Comme l’a écrit Luc Julia « l’Intelligence Artificielle n’existe pas ». Du moins dans sa comparaison avec l’Intelligence Humaine. Les faits donnent raison au créateur de Siri.

Par conséquent, il me semble que si l’IA n’est rien, alors rien de ce qui participe de la constitution de ce « rien » n’est de l’IA. Et « pourtant… », en paraphrasant Galilée en parlant de la terre, comme nous pourrions parler des capacités d’une machine « intelligente » « …elle tourne !  »

Intelligence Humaine versus Intelligence Humaine Augmentée

Le problème et la façon de l’aborder est bel et bien pollué par ce terme d’intelligence, totalement hors de propos. En revanche, si on parle de capacités (connaissance, reconnaissance, raisonnement),  donc de tout outil qui participe de la simulation par des machines de ces capacités humaines, on pourra alors parler de ce que l’être humain a conçu pour ces machines : des « Capacités Artificielles ». Le débat éthique sort alors de l’opposition Homme/machine, puisque la machine n’a pas d’Intelligence, mais seulement des Capacités.

Ce qui amène naturellement à remettre la machine là où elle doit rester : un simple outil au service des humains. Peut-être alors pourra-t-on tordre le cou à ce concept marketing d’ « Intelligence Artificielle », et de lui préférer celui de « Capacité Artificielle » permettant la réalisation d’une « Intelligence Humaine Augmentée ». Ce qui simplifiera beaucoup le débat éthique à son propos.