Interopérabilité : le serpent de mer du numérique

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L’interopérabilité est un vieux serpent de mer qui sort régulièrement sa tête de l’eau depuis que les mondes hospitaliers et extrahospitaliers ont été informatisés. On le voit réapparaître, puis disparaître au gré des réformes et des évolutions de la médecine.

L’interopérabilité, c’est quoi ?

« C’est la capacité que possède un produit ou un système, dont les interfaces sont intégralement connues, à fonctionner avec d’autres produits ou systèmes existants ou futurs et ce sans restriction d’accès ou de mise en œuvre ». Voilà pour la définition.

Rien ne peut fonctionner sans normes et sans langage commun puisque le but est de transmettre de l’information et des données d’un système à un autre.

Il y a en fait 3 types d’interopérabilité :

  • L’interopérabilité technique qui permet communiquer des informations sans erreur. Elle définit des interfaces, des formats de données et des protocoles d’échange partagés par les machines.
  • L’interopérabilité sémantique qui permet de communiquer des informations compréhensibles par toute machine sans perte de sens, ce qui nécessite un modèle de référence commun.
  • L’interopérabilité syntaxique qui transforme le sens en symboles, permettant à la machine de reconnaître la nature, le type et le format des informations échangées, ce qui nécessite un système ouvert d‘échange.

Tant que l’on reste dans le strict domaine des machines (télécommunication, transport aérien, système bancaire, etc.) l’interopérabilité technique est relativement simple à mettre en place, car on a affaire à un domaine fini et totalement connu. Mais dès que l’on met un être humain dans la boucle, on entre dans la communication homme-machine, ce qui introduit une variable considérable qui est la complexité de l’être humain, de son langage, et du sens qu’il donne aux mots.

Deux obstacles majeurs se font alors jour : d’une part la question du sens de l’information (interopérabilité sémantique, ce qu’on pourrait appeler « le fond ») et d’autre part la façon de restituer ce sens grâce à des symboles compréhensibles par tous qu’il s’agisse d’un être humain ou d’une machine (interopérabilité syntaxique, ce qu’on pourrait appeler « la forme »). Or, en médecine, du fait de la nature même de la plainte du patient qui est polymorphe, variable, et évolutive, interopérabilité sémantique et syntaxiques sont indissociables. Et pour l’instant inatteignables de la façon dont on s’y est pris.

Ce qui a été fait

  • Concernant l’interopérabilité technique, cela fait plus de 30 ans que chaque structure de soins et chaque logiciel métier des médecins libéraux, développe sans la moindre concertation le logiciel qui convient à son exercice. D’où une hétérogénéité entre des systèmes qui sont le plus souvent non communiquants entre eux, malgré les normes mises en place. L’interopérabilité technique est d’autant plus un échec, que même ce qui devrait être facile à communiquer (des données biologiques ou d’imagerie) ne l’est pas. Un patient vu le matin à Paris et 3 h après à Marseille ne pourra généralement pas voir son IRM ou ses examens le suivre d’un hôpital à un autre si ces deux hôpitaux ne sont pas interopérables. Et s’il s’agit de deux médecins de ville, c’est encore pire.
  • L’interopérabilité sémantique a été abordée dans divers projets, dont celui de l’ASIP Santé qui en a défini les contours. Hélas, le cahier des charges qui a été établi était incompréhensible, mais surtout tellement déconnecté du réel, que les industriels intéressés à y répondre ont fini par jeter l’éponge.
  • Quant à l’interopérabilité syntaxique, elle a beaucoup progressé notamment grâce à des sociétés comme IBM Watson, Intersystems ou Expert Systems qui ont fait un pas important dans la compréhension d’un langage naturel, à la condition qu’il soit normé. Et c’est bien là qu’est le problème : quelle norme adopter ? C’est là où on parle d’ontologies.

Les ontologies c’est quoi ?

En matière informatique, il s’agit ni plus ni moins que d’un thesaurus qui permet d’enfermer de façon certaine et univoque des éléments issus de représentation sémantiques et syntaxiques extrêmement variables. Par exemple si un patient utilise le mot « malaise », veut-il dire qu’il a perdu connaissance, ou qu’il a été si mal qu’il a perdu connaissance, ou qu’il a des douleurs sourdes dans le ventre qui fait qu’il n’est « pas à l’aise », ou qu’il a des vertiges qui entrainent chez lui une sorte d’état nauséeux désagréable ?  Et pourtant il faut bien traiter cette plainte dans toute sa complexité, et pouvoir la rattacher à un concept médical qui lui, est précis : syncope ? lipothymies ? douleur abdominale ? nausées ?

Afin d’éviter d’entrer dans cette affolante complexité sémantique, le monde médical a depuis des siècles instauré des concepts comme ceux décrits précédemment, répondant à une définition précise, et lui permettant de « traduire » la plainte multiforme en un symptôme univoque. C’est le lot quotidien de tout médecin devant tout patient : rattacher la plainte à un symptôme.

De nombreux travaux et réflexions ont donc été menés sur les ontologies (CIM11, CISP, MesH, Snomed CT, Loinc, etc.), que ce soit pour définir les symptômes, les maladies, les examens ou les traitements, avec une volonté à la fois de classification et de normalisation permettant entre autre la facturation des actes médicaux. Les modèles sont nombreux, ne sont pas partagés par tous les médecins, aucune ontologie ne faisant réellement consensus.

Enfin au milieu de tout cela, et grâce à la micro-informatique le monde des patients est venu s’immiscer avec sa propre vision des choses, son langage, et la façon personnelle que chacun a de nommer tous ces éléments, achevant d‘apporter de la confusion dans les ontologies : crise cardiaque, attaque, rhume de cerveau, etc.

Finalement, le terme d’interopérabilité n’est qu’un mauvais terme pour décrire quelque chose de beaucoup plus subtile qui est la communication interhumaine au travers des machines. Ce qu’on pourrait appeler la relation digitale homme-machine.

La relation digitale homme-machine

Cette relation s’établit en plusieurs points :

  • Le patient avec la machine : l’utilisation par le patient d’applications interopérables et utilisant une ontologie des symptômes (comme il est prévu dans le Plan Ma santé 2022) va permettre au patient de déclarer sa plainte ou sa demande, et d’obtenir en retour des conseils et une orientation.
  • Les professionnels de santé avec la machine : le choix devra enfin être fait entre les différentes ontologies disponibles pour les maladies, les examens et les traitements.
  • Les patients avec les professionnels de santé : elle découle des deux précédentes.
  • Les machines entre elles (interopérabilité technique), utilisant les précédentes ontologies, leur communication deviendra alors simple puisqu’elles auront des référentiels communs.

Ces différents points génèreront alors des informations totalement interopérables, puisque les machines seront calquées sur la relation humaine et non l’inverse comme c’est actuellement où la relation humaine doit se soumettre à la pensée des machines.

Une pensée frustre

Malgré leur mémoire infinie et leur puissance de calcul, les machines n’ont aucune intelligence : elles n’apprennent que si un humain est derrière elles (autoapprentissage supervisé), elles ne comprennent rien de ce qu’elles font (tout au plus peuvent-elles expliquer leur fonctionnement), elles sont incapables d’inventer, donc de s’adapter, et contrairement aux êtres humain, elles n’ont aucune conscience d’elles-mêmes. Cela explique que nos rapports avec elles soient aussi difficiles (formulaires absconds, chatbots imbéciles, serveurs vocaux horripilants).

A cette difficulté de communication homme-machine se rajoute la complexité des relations interhumaines qui complexifie encore plus notre relation avec les machines, laquelle ne date réellement que de quarante ans à peine.

Pourquoi nous obstinons-nous à construire un monde fondé sur une relation aussi coute qu’incertaine, alors que la relation médecin-patient instaurée par la médecine moderne remonte à plus de 150 ans, et que le langage écrit qui a scellé les relations entre les êtres humains a plus de dix mille ans d’expérience ? Paradoxe qui s’explique par l’allégeance que nous faisons désormais à la donnée.

La donnée toute puissante

Privée de son contexte, de son lieu et heure de recueil, une donnée perd de son sens premier. Entre la plainte initiale du patient à son domicile, celle qu’il expose à son médecin, celle qu’il explique aux admissions de l’hôpital et celle qui ressortira dans les compte-rendus hospitaliers, il y a une perte de sens considérable, ce qui rend toute interopérabilité sémantique et syntaxique illusoire. Sauf à accepter que nous entrions dans nos machines des informations dénaturées, déformées, voire toxiques ! Informations dont nos machines vont ensuite se servir pour tenter de construire des systèmes intelligents. Bon courage !

Il va bien falloir un jour ou l’autre accepter cette idée que la donnée initiale qui est la plainte du patient n’a plus rien à voir avec les statistiques dont nos machines ont besoin pour fonctionner. Et donc que nos données qu’on appelle des data, sont des données sales, polluées par les différents intermédiaires qui l’ont recueillies et qui se les sont transmises ! Asservir notre pensée à la donnée sous le prétexte qu’elle est massive, est une erreur scientifique majeure.

C’est donc bien de la source de la donnée qu’il faut partir. Donc de la parole du patient.

La parole du patient

Tout parcours de soin débute par la plainte du patient qui va devoir être connectée à une ontologie des symptômes qui doit être très compacte mais universelle.

En effet, quand un patient exprime son mal, il utilise un langage qui repose sur 3 types de mots : d‘abord le langage « populaire », varié, imagé, personnel, (coliques, tête qui tourne, mal à l’aise…) parfois décalé face à la rigueur du vocabulaire médical, (diarrhées, vertiges, lipothymie…) ensuite l’emprunt ou la réappropriation de ces mots médicaux parfois déformés ou détournés (infractus, cistite…),  enfin des « faux amis » qui utilisent un nom de maladie qui se rapproche le plus de leurs symptômes (appendicite pour mal au ventre, migraine pour maux de tête, infarctus pour mal à la poitrine).

Face à ce « bestiaire » de mots combien y a t-il en fait de symptômes univoques et fédérateurs de la totalité des plaintes exprimées. Avec MedVir nous en avons répertorié 176 dans le domaine de l’urgence et 206 dans le domaine de la médecine en général, toutes spécialités confondues. L’utilisation de cette ontologie qui est régulière et stabilisées depuis 12 ans permettrait déjà de savoir de quoi on parle quand il s’agit de la plainte du patient, donc de ses motifs de consultation, et donc des symptômes qu’il ressent.

Une interopérabilité inatteignable

Pourquoi l’interopérabilité est un objectif quasi inatteignable tant qu’on ne changera pas de méthode ?

La méthode actuelle a consisté à partir d’une vision strictement médicale. Cela été une nécessité pour définir les éléments qui constituent la façon médicale de concevoir les nosographies et d’y enfermer le parcours de soins, ainsi que la plainte du patient. Le problème est que cette façon verticale et arborescente d’organiser les ontologies, et surtout le mélange qui est fait entre les symptômes et les maladies (ce qui est particulièrement criant dans la CIM 11), rend compte d’un monde structuré par une vision supérieure et non par une réalité de terrain.

Deux chantiers sont menés en parallèle : les ontologies d’une part et l’interopérabilité sémantique d’autre part, l’un et l’autre étant liés par des liens étroits. Une vision uniquement supérieure comme celle menée par l’ASIP santé a abouti à une utilisation très faible par les professionnels de santé, et une incompréhension totale par le patient. La preuve éclatante de cette désertion est le manque d’usage du DMP qui est pourtant une nécessité pour structurer le parcours du patient et pour y stocker des données. C’est ce seul aspect qui a été privilégié, ce qui a mis hors course autant le patient que le médecin. Et pour l’instant il est clair que c’est un échec.

Think different !

Penser différemment, cela signifie ne pas structurer notre relation à la machine par le seul regard des médecins, mais par celui du langage des patients.  Le premier lanceur d’alerte, c’est le patient ! Ce qui veut dire :

  • Recueillir par tous moyens (écrit, audio, vidéos…) la façon dont le patient exprime sa plainte. En faire un gigantesque dictionnaire incrémental obtenu à partir d’applications où le patient pourra trouver une orientation à son problème après l’avoir décrit.
  • Connecter tous ces mots à une ontologie des symptômes, accessibles en open-source, mais d’incrémentation très stricte et si seulement il y a des « trous dans la raquette ». MedVir en a répertorié 176 dans le domaine de l’urgence et 206 dans le domaine de la médecine en général, toutes spécialités confondues. L’utilisation de cette ontologie qui est régulière et stabilisées depuis 12 ans permettrait déjà de savoir de quoi on parle quand il s’agit de la plainte du patient, donc de ses motifs de consultation, et donc des symptômes qu’il ressent.
  • Choisir une fois pour toutes la ou les ontologies des maladies des examens et des traitements, et les relier aux ontologies des symptômes.

La réalisation de ces 3 étapes aboutira enfin à la construction d’un parcours de soins numérisé, lequel est encore une autre affaire, car directement soumis à l’imprévisibilité des comportements humains. Cela ne pourra pas se concevoir sans intelligence artificielle.

L’apport de l’Intelligence Artificielle

Son apport est fondamental et ne peut se concevoir qu’à la condition que le point de départ (la plainte du patient et l’ontologie des symptômes) soit précisément défini. Cela demande du temps, de l’énergie et des financements. C’est ce qu’a fait MedVir pendant 32 ans sur ses fonds propres, et c’est disponible.

Comprendre le sens de la plainte du patient (interopérabilité sémantique et syntaxique) ne peut se faire sans une interface en langage naturel (NLP pour Natural Language Processing). Ces technologies ont beaucoup progressé et sont de plus en plus éduquées dans une culture santé. Mais pour fonctionner, la machine doit diposer d’ontologies solides. Retour à la case départ, puisqu’il n’existe en dehors de MedVir aucune ontologie spécifique des symptômes !

L’objectif final

Il consiste à se dire que, si une interopérabilité sémantique permettant au patient avec son langage non normé de dialoguer avec la machine est effective, alors la relation entre professionnels de santé deviendra plus simple puisque fondée sur un seul et même substrat : la plainte du patient, donc le motif de sa consultation, donc les symptômes qui le constituent, donc les maladies qu’on en déduit grâce aux examens complémentaires, et donc les traitements issu du diagnostic de ces maladies.

Quant à la machine, étant éduquée au langage du patient et à celui du médecin qui concorderont grâce à l’ontologie des symptômes (donc de la compréhension sémantique de la plainte), elle pourra interopérer et donc réaliser une véritable interopérabilité technique.

Ecouter le patient, n’est-ce finalement pas cela le point de départ de tout acte médical, scientifique et humaniste ?

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