Le médecin, rouage de l’horreur économique ?

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Qu’est devenu le médecin dans notre société ? Quelle est sa place, le rôle que la société lui dévolue ? Est-il encore autonome ? Ou le simple rouage d’un mécanisme qui le dépasse ?

Le médecin n’a pas toujours eu cette image qui était la sienne au milieu du XX ème siècle, celle du notable, intellectuel, participant au devenir de la société. Son statut a considérablement varié selon les époques et les civilisations. Qu’y a t-il de commun entre le sorcier de la tribu, le médecin de Molière, et les stars de la chirurgie de haut vol ? Rien ou presque, si ce n’est le fait de soigner celui qu’on appelait « le malade » et qu’on appelle désormais « le patient ».

L’homme aux quatre pouvoirs

Le médecin au cours des âges a toujours eu une place privilégiée dans la société où il vivait, qui était fonction, avec des heurs divers, du pouvoir qu’il était censé détenir : le Dr Barnard, auteur de la première greffe cardiaque est resté dans l’histoire, le médecin de l’empereur de Chine avait la tête coupée si celui-ci tombait malade !

On peut tenter de synthétiser ces pouvoirs détenus par le médecin :

  • Le pouvoir de guérir. C’est celui qui lui est attribué dans toutes les sociétés. Ce pouvoir a pris des formes très diverses selon les époques. Sa forme moderne est le pouvoir scientifique, puisque la médecine est passée -dans les esprits du moins- du stade d’Art au stade de quasi-science et que la guérison est obtenue grâce à des outils de haute technologie. Il est intéressant de constater que ce pouvoir n’est plus l’apanage des médecins, mais de ceux qui conçoivent ces outils et qui sont rarement médecins. Le médecin a par conséquent peu à peu perdu le pouvoir de guérison qui lui était attribué au profit des techniciens et des scientifiques.
  • Le pouvoir « magique ». Le médecin en possède tous les ingrédients : le langage, les instruments, et le mystère qu’il fait de son utilisation. Et ce pouvoir est lui aussi battu en brèche, notamment en raison de l’accès des patients à la connaissance grâce à internet. La marge de manœuvre du médecin est désormais très étroite dans ce domaine. Or ce pouvoir magique était nécessaire pour qu’existe l’effet placebo, cette arme si commode et si utilisée par les médecins pour potentialiser leur traitement.
  • Le pouvoir médical. Celui-ci était fondé sur un savoir auquel le patient n’avait pas accès. Internet a bouleversé cette donne, certains patients étant sur certains domaines beaucoup plus sachants que leur médecin. Par ailleurs, les connaissances de la médecine étant en croissance exponentielle, le savoir du médecin diminue en valeur relative. Le pouvoir médical du médecin, du moins dans le strict domaine de la connaissance, va donc mécaniquement vers une diminution face à son patient et face aux Pouvoirs Publics qui lui ont délégué ce rôle.
  • Le pouvoir social. Il a été très variable. Jusqu’au XIXè siècle, trainaient des dictons populaires qui en disaient long  sur l’estime que l’on portait aux médecins : « les jeunes médecins font les cimetières bossus« , « Les fautes des médecins, la terre les recouvre« ,   »A la fièvre, à la goutte, le médecin n’y voit goutte ! ». Et puis grâce aux avancées de la science, le médecin a acquis une respectabilité. Il est devenu un notable, une autorité morale, on prend son avis, il est intégré au pouvoir politique. Et même encore maintenant, les patients font confiance à leur médecin avec une quasi unanimité. Pourtant, comme l’instituteur avant lui, le médecin a baissé dans l’échelle sociale. Une vedette du cinéma ou du petit écran, ou un sportif de haut niveau disposent d’un pouvoir social bien plus élevé.

Il est clair qu’à part certains médecins médiatisés pour leur force de parole ou les avancées technologiques qu’ils ont déployées, le médecin a perdu beaucoup de pouvoir dans la société, et ne peut guère l’exprimer que dans des démarches de type corporatistes. Le pouvoir du corps médical est encore important, notamment par sa représentation politique, mais l’image individuelle du médecin n’est plus nimbée de l’aura d’hier. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le regrette, c’est un fait.

L’autonomie du médecin

Elle est théoriquement totale. Le médecin a une obligation de moyens pour obtenir la guérison de son patient. Cela ne veut pas dire que tous les moyens sont bons pour y parvenir, mais il dispose encore d’une certaine autonomie pour mener à bien son travail de diagnostic, de prescription d’examens et de traitement.

Mais on voit bien depuis quelques années que cette autonomie est toute relative. Plusieurs éléments viennent la limiter :

  • Les statistiques et l’informatisation des données permettent de faire des études sur des cohortes de malades de plus en plus importantes. On peut ainsi découvrir des relations jusque là inconnues entre certaines pathologies, mettre en évidence des facteurs de risques très disjoints, dépister des maladies sur de petits signes avant-coureurs. Grâce à d’extraordinaires outils de fouilles de données et des meta-analyses, on a pu mettre à bas nombre d’idées reçues et promouvoir de nouvelles attitudes auprès des médecins, définies par les conférences de consensus.
  • Les conférences de consensus participent de la définition des protocoles. Ceux-ci ont l’avantage certain d’homogénéiser les pratiques et d’améliorer le professionnalisme. Sortir des protocoles amène le médecin à prendre le risque d’être « hors-la-loi » s’il ne les respecte pas. Son autonomie en est donc amoindrie, ce qui ne pose pas de problème si les conférences de consensus sont infaillibles. Or, la remise en cause permanente qui est le fondement de toute démarche scientifique peut invalider demain ce qui est valable aujourd’hui. Ce qui veut dire que le médecin s’est soumis sur le moment à un consensus d’idées fausses ou du moins contestables.
  • La protocolisation est un moyen de définir des normes et des schémas diagnostiques et thérapeutiques. Elle enferme ainsi le réel dans des sortes d’algorithmes décisionnels. Or on sait bien que la vie, et surtout la médecine est le plus souvent affaire de cas particuliers qui ont parfois bien du mal à entrer dans des protocoles. D’où le désarroi de certains jeunes médecins désarmés devant des situations qui sortent de ce que les protocoles ont appréhendés. L’inconvénient des protocoles est qu’il norme la pensée, et qu’il réduit la réflexion individuelle des praticiens à l’application de processus.

L’autonomie du médecin se réduit donc de jour en jour, mais c’est sans doute le prix à payer pour une médecine toujours plus efficace et protocolisée.

Le médecin, rouage du pouvoir

  • Au plan de la connaissance médicale, le médecin praticien de base n’a pratiquement aucun moyen de faire entendre la singularité de son expérience. Il doit donc, sous peine de se mettre en danger face à une [judiciarisation] croissante de la médecine, se soumettre à la pensée commune. Il devient un rouage de la pensée essentiellement hospitalo-centrée. Or, tout exercice a ses limites et la médecine hospitalière n’y échappe pas. Sa perte de contact avec le quotidien des patients accroit de jour en jour ses limites. Par voie de conséquence, en se soumettant à cet hospitalocentrisme, le praticien ne sera plus à terme que la courroie de transmission de la pensée hospitalière.
  • Au plan économique, cela fait depuis 1947, date de l’instauration de la Sécurité Sociale, que le médecin n’est plus libéral, mais un salarié déguisé de l’Etat, puisqu’il effectue des prestations encadrées par la Convention Médicale qu’il a signé. C’est grâce à cette concession que le corps médical a faite que l’on a pu donner à la totalité de la population un accès à des soins de qualité. La médecine hospitalière a contribué elle aussi à cette avancée sociale majeure, le dernier bastion tombé étant celui du secteur privé à l’hôpital. On ne peut que se féliciter de cette contribution que les médecins ont consenti pourle progrès social.
  • Mais au sortir des trente glorieuses,  la triste réalité économique est venue bouleverser le paysage.
    • A l’hôpital c’est la T2A (tarification à l’activité) et l’exclusion des médecins de la gouvernance, qui ont fait entrer l’institution hospitalière dans une logique d’entreprise. Qui dit entreprise dit comptes équilibrés, voire rentabilité. Ce changement de paradigme a ses bons et des mauvais côtés. Parmi les bons côtés, les médecins ne peuvent plus ignorer la portée économique des actes qu’ils prescrivent, et de ce fait ils doivent penser utile. Il y a encore du chemin à faire, car on voit bien dans les conmpte-rendus hospitaliers que bien des examens systématiques et redondants auraient pu être évités avec la même efficacité diagnostique et thérapeutique. Parmi les mauvais côtés, on peut craindre que tous les patients ne bénéficient pas des mêmes explorations et traitements selon les contingences économiques. Cela retentit forcément sur la qualité de la relation médecin-patient, le médecin étant parfois l’otage des contingences économiques dictées par la T2A.
    • En médecine libérale, cela fait longtemps que le médecin est un rouage de l’Etat  : le médecin décide de l’état d’aliénation des patients, décide de l’interruption et de la reprise du travail après une maladie ou un accident, ses honoraires sont un chèque tiré sur le compte de la Scurité Sociale. C’est normal puisque seul un professionnel de santé indépendant peut jouer ce rôle que les Pouvoirs Publics lui délèguent.  Pour jouer ce rôle de garant de la santé des citoyens, le médecin prescrit et reçoit  pour cet acte des honoraires fixés par la Convention. Il est le seul maître des actes qu’il effectue tout en restant redevable s’il ne respecte pas la Convention. Une série de dispositifs envisagés en fin 2011 par l’Assurance Maladie proposent qu’une partie de la rémunération du médecin soit faite sur la « performance ». Ce seul mot fait froid dans le dos, car on se demande bien ce qu’il regroupe. Censées uniformiser les pratiques médicales et développer des thèmes de santé publique (par exemple en encourageant les mammographies), ces rémunérations complémentaires à l’acte montrent bien la tentative qui est faite par l’Assurance Maladie d’encadrer davantage l’acte médical et donc de s’imiscer un peu plus dans la relation médecin-patient.

Le médecin n’est donc plus que le rouage d’un mécanisme qui le dépasse, et la relation médecin-patient un objet manipulable au gré des contraintes comptables que l’on peut rapprocher de ce qui a été décrit en 1996 par Viviane Forrester sous le terme « d’horreur économique ».  En d’autres termes, le colloque singulier voit s’inviter à sa table un acteur nouveau : l’assureur santé et ceux qui le commandite, les Pouvoirs Publics. A t-on le moyen de s’y opposer ?

La reconquête d’une certaine liberté

  • Le web 2.0 est le véhicule d’initiatives et de savoirs individuels, en provenance des patients et du corps médical. Cet espace de liberté croissant permet d’opposer un contre pouvoir aux protocolisations lorsque celles-ci perdent le contact avec la réalité ou dépassent des objectifs dans une quête dangereuse du risque zéro.  Les TIC offrent ainsi au praticien isolé de faire entendre sa singularité. Mais le web 2.0 est encore trop peu structuré pour qu’en naisse une pensée cohérente et éthique. L’évolution vers un web 3.0 où des machines intelligentes pourront faire la somme pondérée de ces savoirs, permettra de faire remonter de la connaissance qui ne sera pas qu’une pensée verticale issue des pouvoirs médicaux « autorisés ». Cette connaissance qui participera de la médecine 3.0 ne verra sans doute pas le jour avant une dizaine d’années.
  • L’évolution du métier de médecin. La vision paternaliste que le médecin a du patient est souvent peu compatible avec l’écoute. Je veux dire par là que le patient est bien avant le médecin détenteur d’un savoir qui est celui du ressenti qu’il a de son mal. Mieux écouter le patient, c’est à dire accepter de reçevoir un savoir de sa part, c’est améliorer la connaissance de la symptomatologie, et développer sa connaissance des maladies. Le partage du savoir entre médecins, mais également le partage du savoir du patient est une chance pour la médecine. Et les TIC sont là pour nous y aider.
  • L’accroissement de la confiance. Face à la croissance exponentielle des connaissances en médecine et de l’augmentation des savoirs individuels des patients grâce à internet, le médecin est de moins en moins sachant. Et donc son « pouvoir médical »  diminue comme on l’a vu. Le patient a besoin d’avoir confiance dans son médecin, et cette confiance réside en partie sur la reconnaissance de ce pouvoir qu’il accorde au médecin de le guérir. Il y a donc bien un profond travail de restauration de la confiance partagée entre le médecin et le patient. C’est en réinvestissant dans la relation médecin-patient, dans tout ce qui fait le caractère irremplacable du médecin, que celui-ci pourra restaurer cette confiance indispensable. L’évolution nécéssaire du métier de médecin me semble être la nécessité de recouvrer une [humanité] qui a été délaissée au long des années en déléguant à la technique le pouvoir de soigner.

Reconquérir cette liberté face aux dictats de l’économie ne signifie pas revenir à un état antérieur fait de paternalisme, de  mandarinat et de corporatisme dépassé, mais de faire évoluer le métier de médecin vers plus d’humanité, de proximité et d’écoute du patient en servant des outils fournis par les TIC dans une optique de santé 3.0.

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