La maladie, guerre des fantasmes

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Le titre de ce chapitre peut sembler provocateur, comme s’il existait une guerre entre le médecin et le patient à propos de la maladie dont ce dernier est atteint. Cette guerre n’est que conceptuelle et porte surtout sur la représentation que le médecin et le patient se font de la maladie.

Cette façon différente de se représenter la maladie est de l’ordre du fantasme, car la maladie telle que le médecin la nomme est une construction intellectuelle qui varie selon les cultures ; pour le patient, il s’agit également quand on lui parle de maladie d’une certaine façon de représenter sa souffrance et la cause qui y est rattachée. La seule réalité, c’est la plainte du patient. Face à cette réalité, la maladie est du domaine de l’imaginaire (une certaine façon de nommer et de se représenter la réalité), le médecin ayant sa façon scientifique de la représenter, et le patient une façon beaucoup plus intuitive, plus animale. On le voit d’ailleurs bien lorsque les médecins tombent malades et se retrouvent confrontés à une représentation différente de la maladie puisque c’est d’eux-même qu’il s’agit.

 

Le terme de fantasme est également à prendre dans son sens courant, et non dans le sens originel que son inventeur, Freud, a défini. La définition que je garde pour expliciter l’emploi de ce terme dans la maladie est la suivante  » le fantasme est une fixation mentale ou une croyance irraisonnée ».  On est donc bien en ce qui concerne la maladie dans un « fantasme », la projection imaginaire dans le cerveau d’une réalité qui n’est que potentielle, puisque la maladie est une certaine façon de nommer, concevoir ou imaginer la cause du mal dont on est atteint. Dès qu’on sort du domaine de la connaissance pour entrer dans le domaine de la croyance ou de l’idée que l’on se fait d’une réalité, on pénètre dans le fantasme, et on va voir que c’est le cas autant pour le patient… que pour le médecin.

Cette vision fantasmatique différente de la maladie peut entraîner des incompréhensions, voire des oppositions entre le médecin et le patient, ce qui entraîne en tout cas une véritable négociation à la fois sur le diagnostic posé, sur les explorations à mener et les traitements à mettre en place.

La maladie selon le médecin

Faut-il commencer par là, ou par la vision que le patient a de sa maladie ? Il me semble qu’il est plus juste de commencer par la vision qu’en a le médecin, puisque c’est lui qui nomme le mal dont est atteint le patient et qui lui donne une existence aux yeux du corps médical.

La conception que les médecins se sont faite de la maladie a considérablement évolué au cours des siècles. Depuis la conception hippocratique où l’homme était soumis aux caprices du macrocosme jusqu’à la médecine prédictive où la connaissance de la mécanique du génome permettra de comprendre les risques potentiels qui nous menacent, il y a eu une évolution considérable de la notion de maladie. Les cultures définissent également la façon dont le médecin définit la maladie : il y a peu de points communs entre la médecine chinoise, la tradition vaudou et la médecine occidentale, alors même que toutes ces cultures observent une seule et même réalité, la plainte. Les époques également, avec l’influence de la religion, modèlent la conception de la maladie, punition pour les uns, rédemption pour les autres, continuité pour d’autres encore. La modélisation économique et la politique de santé entre en jeu également. On voit bien que les difficultés économiques du monde moderne amènent à prioriser les maladies, à en relativiser certaines pour en promouvoir d’autres : la maladie d’Alzheimer bénéficie d’un statut différent des maladies psychiatriques, la première bénéficiant d’un « plan Alzheimer », alors que les souffrances endurées par le patients atteints de maladies psychiques peuvent être tout aussi terribles.

Dans notre monde occidental, le concept de maladie repose sur la définition que Claude Bernard en a faite avec la notion de physiopathologie : toute maladie a une  cause qui est dû au dérèglement de la physiologie. Par exemple, le diabète est dû à un dérèglement du pancréas, l’infarctus à une moindre oxygénation du muscle cardiaque, une crise d’asthme à un rétrécissement temporaire du diamètre des bronches de petit calibre, etc. La vision physiopathologique de la maladie a permis aux médecins de parler le même langage, puisque se fondant sur une observation commune.

Tout cela n’a pas été découvert en un jour. C’est ce qui fait la richesse de l’histoire de la médecine. Le médecin qui individualisait une maladie à partir de sa description et de la cause suspectée, donnait son nom à cette maladie. Lorsqu’un aréopage de médecins constatait qu’un ensemble de signes pouvaient correspondre à une seule et même maladie ou à un seul et même processus pathologique, ils lui donnaient le nom de « syndrome ». Lorsqu’un syndrome bien identifié se nuançait de particularités, qu’on appelle des « formes cliniques » de la maladie, le syndrome était nommé du nom de celui qui l’avait défini ou d’un nom générique (exemple syndrome extrapyramidal, la maladie de Parkinson étant l’une des expressions du syndrome extrapyramidal) . La classification Internationale des Maladies de 10ème génération (la CIM 10) fait état d’environ 15.000 maladies. Un médecin connait en moyenne le nom de 7 à 8000 maladies. Mais il ne connait véritablement les signes que d’environ 2500 d’entre elles, ce qui n’est déjà pas mal ; cela ne représente toutefois que moins de 20% de l’ensemble des maladies. Cette méconnaissance est compréhensible en raison de l’augmentation considérable de la connaissance médicale. Une autre classification, SNOMED, fait état de 64.000 entrées possibles qui échappent totalement aux possibilités de mémorisation d’un être humain normal. Et il existe encore bien d’autres classifications. Sans informatique, la connaissance de ces maladies est impossible. Cela n’empêche pas les médecins de soigner avec compétence, mais au prix d’une spécialisation de plus en plus grande. De ce fait, la vision que le médecin a de la maladie rétrécit de jour en jour. Tout ce qui échappe à sa connaissance entre dans l’imaginaire et donc dans… le fantasme.

Le médecin face à la maladie dont il connait le nom ou sur laquelle il peut se renseigner, a une attitude variable selon la maîtrise qu’il a du sujet. Il est évident qu’un spécialiste sera très à l’aise et aura une compréhension très approfondie sur les pathologies de sa spécialité, mais sera très démuni face à d’autres maladies qui ne sont pas de son domaine. De la même façon, un généraliste qui possède une connaissance plus large qu’un spécialiste mais moins pointue se sentira plus ou moins à l’aise selon les pathologies qu’il rencontre. Tant que le médecin possède une certaine maîtrise d’un sujet, il reste dans un domaine de compétence ; au delà, il entre dans une zone de méconnaissance qu’il ne peut aborder que de façon fantasmatique.

La conception que le médecin a de la maladie est également fantasmatique car il lui faut imaginer la façon dont celle-ci est ressentie par le patient. Toute maladie est l’expression, chez une personne donnée, d’un dysfonctionnement spécifique. Autrement dit, même si le mécanisme de la maladie et de ses causes sont connus et définis, son expression sur chaque personne est très variable et fait de chaque maladie une entité spécifique à la personne : l’accident vasculaire cérébral est une maladie précise, totalement explicable, avec de moins en moins de zones d’ombre, mais la façon de le vivre et d’en guérir variera considérablement selon chaque individu. Les cancérologues en particulier savent bien d’expérience repérer ceux qui, à pathologie équivalente, ont des chances de s’en sortir et ceux qui en ont moins. Ce faisant, ils accordent à la maladie une part pronostique fantasmatique qui va influer sur la conception qu’il vont se faire pour ce cancer précis et pour ce patient précis de la maladie dont ce patient est atteint. Ce travail d’imagination est bien aussi de l’ordre du fantasme.

On pourrait multiplier ainsi les angles d’observation de ce concept de maladie, qui montrent que la maladie est d’autant plus un fantasme qu’elle est méconnue par celui qui l’observe ou qui en est atteint.

La conséquence est que la classification des maladies telle qu’elle est actuellement conçue est forcément réductrice à des cohortes de patients et non applicable à l’individu lui-même. C’est pourquoi la progression de la connaissance de la complexité qui peut se faire grâce à l’informatique permettra, je pense, de réduire le nombre de maladies à un nombre beaucoup plus restreint (2 à 3000 peut-être). Par exemple, au lieu d’avoir 60 formes cliniques de méningites correspondant chacune à une maladie distincte (méningite virale, méningite tuberculeuse, etc.), il y aura un seul et même « syndrome méningé », dont la variabilité dépendra à la fois de la cause (ce qu’on appelle l’étiologie), et de la variabilité individuelle. Cette « pensée syndromique » permettrait de simplifier la  conception que l’on se fait de la maladie, et de rendre cette base conceptuelle intégrable dans des programmes d’intelligence artificielle. J’y reviendrai dans la notion de système expert. Mais pour y aboutir, il faudrait envisager de déconstruire la nosographie des maladies pour la reconstruire de façon syndromique. Un travail titanesque du même ordre que l’identification du génome, et rendu complexe par le fait qu’il faudra travailler sur la connaissance scientifique et sur la maladie fantasmatique ! Des décennies et des équipes médicales coordonnées importantes seront sans doute nécessaires pour y parvenir.

La maladie selon le patient

La maladie est d’emblée fantasmée, puisque la méconnaissance initiale que le patient a de sa maladie est a priori importante. La peur du cancer a une part objective et une part subjective fantasmée qui est liée à l’angoisse que génère cette maladie terrifiante.

Mais avec l’entrée progressive dans la maladie -surtout si celle-ci est chronique- avec la connaissance personnelle, documentaire ou partagée acquise au cours du temps, et surtout avec son vécu personnel, le patient va voir diminuer sa part fantasmée et augmenter la part objective qu’il a de son mal. Ainsi peut-il nommer sa maladie, la décrire avec ses mots, selon son ressenti au quotidien, exprimer la représentation qu’il en a, comprendre le sens qu’elle a pour lui dans son existence, comprendre les raisons profondes qui font qu’il est atteint de cette maladie plutôt qu’une autre, voire en mesurer -horrible mot pourtant consacré- les « bénéfices secondaires ». Avec le temps, le patient sort du fantasme et rejoint la réalité de sa plainte ; la représentation qu’il a de sa maladie se précise de même que les mots qu’il utilise pour la définir. Peu à peu, le patient entre dans l’objectivation, et en cela, finit par rejoindre le médecin sur le même terrain. Mais au final, celui qui sera le plus proche de la vérité, ce n’est pas le médecin qui vit la maladie par « patients interposés », mais bel et bien le patient lui-même qui aura fini par s’approprier sa maladie parce qu’il peut na nommer et la connaître. Ce qu’on pourrait paraphraser par « la raison du patient est toujours la meilleure » !

La guerre des fantasmes

Y at-il une guerre des fantasmes, c’est à dire la volonté que le médecin et le patient d’imposer à l’autre partie l’expression de son fantasme ?

On peut le penser :

  • Le médecin, et en particulier le spécialiste, se fonde sur la connaissance qu’il a de la maladie, et également de tout ce qu’il a compris des patients qu’il a soignés pour le même mal. Sa légitimité est fondée sur le savoir. Et c’est ce qu’il peut opposer au patient lors des phases de négociation de la relation médecin patient.
  • Face à ce savoir théorique du médecin, le patient opposera au médecin que c’est lui qui souffre et que cet état lui donne une légitimité tout aussi importante. Il fera valoir cette légitimité fondée sur le vécû, en particulier lors de la négociation sur les examens qu’il faudra effectuer et le traitement qu’il faudra mettre en place.  

Cette guerre n’est bien sûr qu’une opposition de point de vue. Mais lorsqu’elle aboutit à un conflit et à une judiciarisation, c’est bel et bien d’une guerre qu’il s’agit !

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1 reponse à “La maladie, guerre des fantasmes”

  1. Anonyme dit :

    A good many valuabels you’ve given me.

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