Médecins, patients et machines

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Elles ont envahi notre monde. Elles se rendent indispensables au point de devenir des exo-cerveaux qui calculent, mémorisent, projettent à notre place : les machines !

On les utilise de plus en plus en médecine, au point qu’on leur dédie de plus en plus des actions autrefois effectuées uniquement par les professionnels de santé. Tant qu’elles restent un auxiliaire, un appoint qui fonctionne sans erreur, elles sont perçues comme bénéfiques. Si elles sont à l’origine de dysfonctionnements, elles nous inquiètent à juste titre. Mais si les machines devaient s’aventurer sur le domaine de la relation médecin-patient, elles deviendraient un authentique danger. On en est heureusement très loin, car même si elle a envahi la médecine, une machine reste une machine.

Patient et médecin, le colloque singulier

  • Depuis Canguilhem qui l’a mis en évidence, on parle de colloque singulier. Cette idée très rassurante d’une intimité protégée entre le patient et son médecin, a été longtemps jugée comme la seule capable de faire émerger la vérité de la plainte et de dégager les symptômes fondateurs du diagnostic. Et c’est une idée qui tient toujours, que nous tous médecins conservons comme une flamme précieuse.
  • Mais ce colloque, de singulier est devenu pluriel avec l’éclatement du patient entre les spécialistes, avec au milieu, le médecin de famille qui essaye avec beaucoup d’abnégation de jouer les chefs d’orchestre. La décision thérapeutique elle-même est devenue plurielle, grâce à la collégialité des équipes soignantes à l’hôpital.
  • La recherche d’un second avis par le patient est venue rogner un peu plus cette unicité du colloque singulier. Plus personne ne conteste désormais cette notion de second avis, en oncologie, anatomopathologie, chirurgie…
  • Et puis le colloque est devenu partagé, puisque le patient y invite depuis près de 50 ans ses lectures d’encyclopédies médicales, ce qu’il a recherché depuis 25 ans sur minitel et depuis 15 ans sur internet. Le monde 2.0 a renforcé ce mouvement, puisque les forums encadrent la consultation médicale, avant et après elle, soumettant la relation médecin-patient à une pression extérieure, parfois difficile à vivre pour le médecin. Et c’est bientôt un monde 3.0 qui apparaît, où la machine va proposer ses compétences et se positionner comme troisième acteur entre le médecin et le patient. Tout cela peut nous inquiéter. Et pourtant…

Et pourtant, cette unicité de la relation entre le patient et son médecin perdure malgré tout ce qui pourrait la parasiter. Elle perdure car c’est la confiance instaurée au long des années, l’observation de ces signes imperceptibles qui font du praticien averti un observateur intuitif, son toucher, cette main qu’il pose sur l’épaule du patient quand tout va mal, et tout ce qui passe par le regard, la parole et la communication non verbale. C’est tout ce qui fait la richesse irremplaçable de notre métier de médecin.

Imaginer qu’une machine puisse remplacer le médecin dans sa fonction d’écoute et de diagnostic est donc de l’ordre du fantasme.

Médecins et machines

  • La médecine est devenue d’une complexité extrême, au point que les spécialités médicales se subdivisent en sous-spécialités, éclatant encore un peu plus la personne du patient. Même si nos connaissances augmentent en valeur absolue, elles diminuent en valeur relative, restreignant jour après jour notre domaine de compétence. C’est là où la machine peut nous aider grâce à ses capacités de mémorisation et de calcul.
  • La régulation médicale est un domaine où la machine peut aussi aider le médecin. Non pas en se substituant à un raisonnement médical, mais en suggérant toutes les questions à poser de façon à ne pas en oublier. Une douleur thoracique due à un infarctus par exemple, peut siéger dans 5 zones de la poitrine, présenter 6 caractères de ressenti et peut peut irradier dans 10 zones du corps. Quel régulateur débordé d’appels en attente, les passe toutes en revue ? La machine, elle, n’en oublie aucune.
  • Et donc déléguer à la machine le soin d’interroger le patient pourrait sembler la suite logique. Tout cela peut nous inquiéter. Et pourtant…

Et pourtant, il n’y a qu’un médecin ou un professionnel de santé qui soit réellement en mesure d’interroger un patient. Il va user de son intelligence, de son sens du raccourci, il va poser les questions en utilisant le mot adéquat, en vérifiant que ce mot a bien été compris, que l’on parle bien de la même chose. Il sait repérer dans les intonations, les hésitations, les lapsus du patient toute une vérité cachée à laquelle il va accéder grâce à un ensemble de données totalement inaccessibles à la machine. C’est là où son métier et son art sont les plus palpables.

Imaginer qu’un jour une machine puisse remplacer un raisonnement médical est donc de l’ordre du fantasme.

Patient et médecin, la relation thérapeutique

  • Dans tout ce qui a été évoqué ici, il n’y a que des relations humaines, qu’elles soient singulières, plurielles, partagées… La machine n’y a pas sa place. Elle n’est qu’un intermédiaire. Très frustre au début puisque l’auscultation qui était immédiate (le médecin posait son oreille sur la poitrine du patient) est devenue médiate grâce au stéthoscope. Les médecins se sont peu à peu éloignés du corps du patient, laissant ainsi la technique du soin aux infirmières, aux kinésithérapeutes, aux chirurgiens, à tous ceux qui touchent le corps. Mais ils savent encore grâce à l’examen clinique conserver ce lien physique essentiel avec le patient.
  • Avec la progression de la science, ce sont maintenant les machines qui font le diagnostic avec certitude (examens biologiques, imagerie  médicale…) et ce sont les machines qui peu à peu remplacent la main du technicien (opérations guidées par robot, destruction stéréotaxique des tumeurs…).
  • La décision reste encore un domaine où la machine est relativement absente. Mais elle est déjà dans l’antichambre : l’intelligence artificielle aide à la décision de certaines chimiothérapies anticancéreuses, le choix d’un antihypertenseur peut bénéficier d’une aide pour une meilleure stratégie thérapeutique. Et à terme, le suivi post-opératoire sera assuré en temps réel par des capteurs, comme nous avons dédié la surveillance du coeur en réanimation à du monitoring. Tout cela peut nous inquiéter. Et pourtant…

Et pourtant, cette machine que nous craignons tout en l’utilisant en permanence au cours de notre exercice, ne peut remplacer l’humanité d’un médecin, et tout ce qui fait la singularité de son rapport avec le patient. C’est parce que le patient en tant qu’être humain, investit un autre être humain, le médecin que la relation thérapeutique est possible. C’est à un homme, pas à une machine, que le patient a dévolu ce pouvoir de le soulager. Sans cela, il n’y aurait pas d’effet placebo que tous les médecins et thérapeutes utilisent au quotidien pour renforcer leur traitement.  Nous savons bien, lorsque nous avons atteint les confins de la science ou les limites de notre propre savoir, que la seule arme qui nous reste face à une souffrance qu’on ne sait soulager, c’est l’empathie, l’humanité, la seule et dérisoire force de vouloir que le patient guérisse. Et peut-être est-ce à ce moment-là, dans le tréfonds de notre impuissance à soulager, que nous sommes le plus des médecins.

Imaginer qu’une machine puisse remplacer le médecin dans sa fonction thérapeutique est donc de l’ordre du fantasme.

Patient et robot-médecin

  • Mais on pourrait tout à fait imaginer, plus loin encore, un « meilleur des mondes » beaucoup plus inquiétant, dans lequel un robot totalement humanoïde serait instruit jusque dans la moindre de ses puces des comportements et des mécanismes qui gèrent l’empathie, la compassion et le pouvoir du soin. Et face à cette machine, le patient leurré par cette pseudo-humanité, irait donc se confier à elle comme il le fait actuellement avec son médecin de famille ou son cancérologue ?
  • Si l’homme devait un jour en venir là, c’est que notre nature humaine aurait changé en profondeur. Nous aurions franchi, cette « paroi de verre » décrite par Etienne Klein, où l’action menée par l’homme change la nature même de l’humanité, celle au delà de laquelle l’humain change de nature pour se fondre avec sa propre création. Vertigineux et atroce, tout proche de ce qu’Aldous Huxley a imaginé.

Imaginer qu’un jour une machine puisse remplacer le médecin est donc de l’ordre du fantasme !

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2 Réponses à “Médecins, patients et machines”

  1. Anonyme dit :

    La machine ne peut en aucun cas remplacer le rôle d’un médecin, la machine reste un outil inévitable qui facilite la tâche que ce soit pour un médecin ou un autre.

    • Il est en effet bien clair pour toute personne ayant plus de 2 neurones, que la machine ne peut remplacer le médecin. Mais à terme elle deviendracomme vous le soulignez un complément indispensable, car les connaissances croissant de façon exponentielles, il serait dangereux de s’imaginer qu’un cerveau humain soit en mesure de tout savoir. Reste à ceux qui les construisent de garder en tête les principes d’Asimov et d’être intraitable sur la question de l’éthique.

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