La crise d’adolescence des objets connectés

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Nous sommes tous connectés. Et notre corps ainsi que les données qui témoignent de sa bonne ou mauvaise santé le sont aussi. Mais quel sens donner à un chiffre de tension si on ne sait pas l’interpréter ? Sans systèmes experts d’aide à la décision, c’est peine perdue.

Des biais successifs

  • Au départ un dispositif médical était le moyen de recueillir une donnée de santé avec une fiabilité suffisante. Par exemple, la mesure de la pression artérielle s’effectuait il y a 150 ans avec un tensiomètre constitué par un tube rempli de mercure. Rien de plus logique, car c’était avec ce genre d’appareil qu’on mesurait la pression atmosphérique. Cet objet adapté à la santé est devenu un outil de mesure de la tension artérielle. On introduisait dans une artère une aiguille reliée à un tube rempli de mercure, et c’était en voyant le moment où le mercure cessait d’osciller qu’on en déduisait la mesure de la pression systolique.
  • Comme on ne pouvait pas se déplacer facilement avec un tensiomètre au mercure (fragile, encombrant, etc.), et que trouer la peau des patients pour leur prendre la tension n’était pas dénué de risque, on a  on a rapidement utilisé des tensiomètres à contre pression brachiale. C’est notre bon vieux tensiomètre  : on gonfle un brassard avec le stéthoscope en dessous ; dès qu’on entend le premier bruit du coeur on dit que c’est la systolique ; dès que le battement du coeur disparait, c’est la diastolique. Cette mesure en elle-même constitue un biais, car il ne s’agit pas de la mesure réelle, mais d’une approximation du chiffre réel. Les études ont montré que finalement, les tensiomètres à brassard pouvaient être considérées comme fournissant des valeurs fiables. Et pendants des années, les médecins et les infirmières se sont épuisé les mains à gonfler le tensiomètre.
  • Et puis vers les années 2000, on a commencé à remplacer la main et l’oreille du médecin par un brassard qui gonfle tout seul et qui « entend » les bruits. Ce sont les tensiomètres en vente libre depuis une vingtaine d’années. On s’est alors demandé si ces valeurs étaient fiables. Et on les a comparées à celles du tensiomètre manuel, considéré comme la valeur de référence, alors qu’il n’est lui-même, stricto sensu, qu’une extrapolation de la valeur objective (la pression sanglante). Pour obtenir ce statut de dispositif médical, l’appareil a dû subir des tests. Actuellement, un tensiomètre d’automesure est quasiment un dispositif médical de classe II b, et bénéficiant du marquage CE . Il a été a été créé dans le cadre de la législation européenne. Il matérialise la conformité d’un produit aux exigences communautaires incombant au fabricant du produit. Il doit être apposé avant qu’un produit ne soit mis sur le marché européen.
  • Il en est de même pour tous les dispositifs médicaux d’utilisation quotidienne utilisés par les médecins. Seulement voila ! Le « quantified self » a investi les foyers et il existe maintenant de nombreux dispositifs utilisés par le grand public pour surveiller la tension, le pouls, le poids, et même une vision partielle de l’électrocardiogramme. Ces outils  fournissent des données. Les médecins utilisent ce même genre d’outils sauf qu’ils sont de classe II b et qu’ils bénéficient d’un marquage CE. Mais entre ces outils médicaux et ces objets, il y a forcément, et en toute logique, une marge d’incertitude. Qu’on se rassure, ces objets médicaux sont tout aussi fiables que les tensiomètres, saturomètres et autres glucomètres que les médecins utilisent. Encore un petit effort du législateur, un peu plus d’argent dépensé par les constructeurs pour avoir les bons tampons comme il faut, et les mesures fournies par ces objets médicaux seront tout aussi fiables que les données médicales. Ce qui ouvre la voie à des perspectives très intéressantes : permettre au patient se se surveiller tout seul, ce que j’appelle l’autovigilance.

De biais en biais, on est malgré tout parvenu par approximations successives à obtenir des données auxquels les médecins accordent une certaine fiabilité.

Des objets connectés

  • La numérisation des données a permis leur transmission. Ce n’est pas d’hier, il y a 30 ans déjà, on pouvait transmettre un électrocardiogramme par téléphone grâce à un transcodeur posé sur le microphone du combiné. C’était les débuts d’une télémédecine 1.0.
  • A partir du moment où ces données sont devenues partagées avec les médecins, elles ont naturellement été consultables par les patients, puisque depuis la Loi Kouchner de Mars 2002, le patient est propriétaire de ses données, ce qui est quand même la moindre des choses. Mais en devenant consultables, ces données ont ouvert la voie vers leur nécessaire interprétation. Tant qu’un médecin est dans la boucle, et en mesure de fournir cette interprétation, on reste dans le cadre d’une relation médecin-patient traditionnelle, qui est de type 2.0. Le patient peut envoyer ces données par internet à son médecin qui pourra les interpréter et adapter le traitement. Ce type de dispositif est très utile, par exemple pour les personnes souffrant de troubles du rythme cardiaque. Avant, il fallait poser un Holter (sorte de baladeur connecté au patient) qui enregistrait le coeur pendant 24 h. Si on avait la « chance » de tomber sur un trouble du rythme anormal le diagnostic était fait. Mais dans tous les autres cas (soit 90% des cas), le holter revenait négatif. Et il est clair qu’un objet connecté permettant au patient d’enregistrer une seule  dérivation de son électrocardiogramme en pleine crise, suffit pour poser un diagnostic. C’est donc une énorme avancée.
  • Le problème commence à se poser à partir du moment où le patient jouissant d’une certaine autonomie quant aux mesures qu’il effectue sur lui-même, se sent apte ou en droit d’en effectuer une interprétation. Même à 3 h du matin ! On pénètre donc dans le domaine des objets connectés 3.0, c’est à dire des objets fiables, reflétant une mesure en temps réel et en situation, et nécessitant une interprétation, parfois en urgence. Bienvenue dans le monde 3.0 ! En effet, sans le replacement de ces données dans le contexte du patient (histoire de la maladie, antécédents, symptomatologie ressentie…), ces données n’ont aucun sens. Un exemple ? Vous avez un pacemaker qui a été réglé à 60/mn, et vous avez une tendance à l’hypertension qui monte souvent à 16/9. Survient un petit malaise, vite le tensiomètre ! Tension 11/8, et pouls à 50/mn. Tout va donc bien, puisque vous avez une tension enfin correcte et un « coeur de sportif ». Vous êtes rassuré(e). Problème, c’est qu’en fait votre pace maker est tombé en panne ce qui explique votre pouls anormalement bas et votre chute de tension. Un médecin connaissant votre histoire, les circonstances de ce malaise et à la seule vue de ces résultats aurait appelé le 15.

Ce qui veut dire que dès que les objets connectés amènent le patient à se demander ce que signifient ces données, il faut, soit un médecin, soit un système expert pour fournir une interprétation.

Finalement

  • La question n’est pas tant que les objets connectés soient fiables : ils le sont ou le seront dans les mois qui viennent.
  • Elle n’est pas non plus que ces données soient transmises : on se cache derrière son petit doigts avec des cris d’orfraies en s’imaginant que ces données, totalement ininterprétables, sont des données de santé. Au secours ! il y a t-il véritablement un grave problème à ce que l’on puisse savoir que M. Duchmol a 12/8 de tension ?  Évidemment si cela se sait qu’il est séropositif, l’enjeu n’est pas le même. Peut-être faudrait-il réfléchir au caractère réellement sensible et confidentiel de ce qu’est chaque donnée de santé…
  • La question, il me semble,  est surtout de laisser les patients sans outil d’interprétation logiciel, les plongeant du même coup dans des abimes d’incompréhension et d’angoisse. Et là, il faut de l’intelligence, qu’elle soit humaine ou artificielle.

Pour passer de l’adolescence actuelle à l’âge adulte, les objets connectés doivent être reliés à des applications (ou à un médecin en temps réel) pour les interpréter. Applications qui passent par des systèmes expert entrant dans le cadre de la télémédecine 3.0.

 

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