La plainte : de la bouche du patient à l’oreille du médecin

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La plainte n’est pas le symptôme ! Pour le patient, elle est l’expression de sa souffrance et la raison pour laquelle il consulte ; pour le médecin, elle n’est qu’un indice, et sans y mettre de connotation péjorative… son fond de commerce.

Posé ainsi,  le schéma est très réducteur et ne rend compte que d’un aspect fonctionnel et presque mercantile de ce qui est avant tout une relation humaine. Celle-ci est gouvernée par des éléments logiques et raisonnables, mais aussi par des éléments émotionnels. Et vous allez voir, les arcanes sont nombreuses et les ressorts subtils.

Previously on ZeBlogSante : La relation médecin-patient répond à un schéma immuable : le patient exprime une plainte que le médecin transforme en un ou plusieurs symptômes dont l’analyse et la confrontation aux données de l’examen clinique et des examens complémentaires aboutiront à un diagnostic éventuel et à un traitement. A chacune de ces étapes une négociation est effectuée entre le patient et son médecin. L’avenir de la relation médecin patient et le soulagement de la plainte sont fonction de la qualité, de la profondeur et de la sincérité de ces diverses négociations.

 

La plainte selon le patient

La plainte est avant tout une expression légitime car elle est le lot commun de tous les hommes. Ne pas respecter la souffrance, c’est ne pas respecter l’humanité toute entière. Le patient a d’autant plus le droit d’être entendu que les structures d’écoute (les professionnels de santé,  le système d’assurance sociale, et tous ceux auxquels les autorités de tutelle donnent ce pouvoir) sont payés par lui.

Au-delà de cette vision angélique, il est clair que la plainte n’est pas que l’expression d’une souffrance, le témoin « tonitruant » d’un désordre intérieur ; elle peut devenir pour le patient un moyen d’exister, de se faire entendre au sein de la société, et de ce fait obtenir ce qu’on appelle les « bénéfices secondaires de la maladie». Pour celui qui souffre, cette notion est insupportable à entendre car quel bénéfice peut-on retirer d’une souffrance ? Pourtant certains patients ressentent confusément « cette peur de guérir » qui les priverait des avantages que confère le fait d’être malade (Cf. encadré) . On peut donc être attaché à sa plainte comme un enfant au cordon ombilical.

La plainte enfin est un langage qui exprime un ressenti qui est la source de tout savoir en matière de médecine (aucune science médicale ne peut exister durablement sans la prise en compte de la plainte du patient) . Il est très dommage que les médecins aient abandonné « l’écoute scientifique » de la plainte, celle qui présidait à la formidable évolution de la médecine rassemblée par Claude Bernard dans la notion de physiopathologie (toute maladie a une cause) et par les cliniciens du XIX ème siècle qui décrivirent avec force détail tout ce qui au travers du ressenti, de l’attitude et du langage des patients permettait de suspecter la maladie. L’informatique au travers du web 3.0 est un formidable outil pour retrouver l’écoute de la multiplicité des plaintes des patients, et de les structurer en langage ordonné et compréhensible. L’ontologie du langage patient est à mon sens autant importante sinon plus que l’ontologie médicale, car elle recèle des trésors de savoir dans l’expression même de la souffrance.

La plainte selon le médecin

Pour le médecin, toute plainte est a priori suspecte. Il la passe au crible de sa raison par une série de questions qu’il se pose :

  • Quelle est la validité de la  plainte du patient ? (par exemple ce que le patient appelle « fourmillements dans les mains » correspond-il à un symptôme rentrant dans le cadre d’une définition médicale ? Le médecin traduira en l’occurrence cette sensation par le mot de « paresthésies », ce qui déclenchera dans son esprit un éventail de diagnostics possibles.
  • Le symptôme ainsi défini à partir de la plainte a-t-il une réalité, ou n’est-il qu’un fantasme du patient ? Par exemple, le patient qui « sent qu’il va mourir » exprime t-il une réalité ou une impression. Si pour cet exemple, un simple coup d’œil suffit pour le médecin, le problème n’est pas toujours aussi simple, notamment lors de la Régulation Médicale au téléphone.
  • Le symptôme tel qu’il est exprimé entre t-il quel dans le cadre d’une maladie ? Pour reprendre le premier exemple, si la personne pour exprimer cette « paresthésie » utilise le mot « sensation de vent dans les mains », cela peut-il être considéré comme une paresthésie ? La question est importante, car une fois le symptôme étiqueté, une série de déductions logiques vont se produire dans l’esprit du médecin, il importe donc que le point de départ soit le bon.

Le langage médical

Le langage médical regorge d’expressions qui mettent en évidence cette distance que le médecin met entre la plainte et la réalité symptomatique.

Nous allons décortiquer un peu une plainte très courante : les vertiges.  Lorsqu’un patient consulte pour vertiges, le médecin va essayer de les caractériser en demandant si « tout tourne », ou si c’est une simple impression d’instabilité « comme sur un bateau ». Grâce à la réponse à cette question il saura si ce vertige est un « vrai vertige » mettant en cause les organes de l’équilibre, ou un « faux vertige » qui ne les met pas en cause. Cette apparente dépréciation du symptôme fait que le patient se défend : « Mais docteur, je vous assure que ce n’est pas du bidon, j’ai vraiment des vertiges ». Beaucoup de patient au verdict de « faux vertiges » peuvent se sentir en quelque sorte floués par  ce qu’ils pensent être la non prise en compte de leur mal par le médecin qui juge ce vertige comme « faux », donc inexistant. On peut alors se demander pourquoi les médecins ont choisi de différencier ces deux types de vertiges par « vrais » ou « faux », alors qu’on aurait pu parler de tournis ou vertige pour définir les « vrais », et d’instabilité ou de déséquilibre pour les « faux ». En fait si l’on va plus loin, on se rend compte que les « vrais vertiges » ont une cause noble, ayant une origine organique (maladie de Ménière, Vertige positionnel paroxystique bénin, syndrôme de Wallenberg, gliomatose du tronc cérébral, etc.), alors que les « faux vertiges » ont pour origine des troubles plus indéterminés (neurotonie, spasmophilie, crises d’angoisse…). Le médecin achève parfois même de déconsidérer la plainte en qualifiant le vertige de « sensation ébrieuse » évoquant ainsi sa parenté avec l’intoxication alcoolique de fort mauvaise réputation. Le patient se voit au final dépossédé de la réalité de sa souffrance, le symptôme retenu étant relégué dans une pathologie évasive et un peu fourre-tout. Parfois, le faux vertige reprend de sa valeur et est réhabilité lorsque le médecin pourra le rattacher à une pathologie, par exemple une poussée d’hypertension. Combien de faux vertiges croupissent dans les cachots où les médecins les enferment ? Ces symptômes mineurs sont pourtant vécus par le patient avec la même intensité qu’un symptôme « noble ».

De tout ce qui précède, je ne peux me dédouaner, car en tant  que médecin, j’utilise quotidiennement ces mêmes termes parce qu’ils sont un moyen pour échanger entre professionnels. Je pense toutefois intéressant de se pencher sur la valeur de ces mots que nous employons de façon automatique, mais qui portent en eux un sens qu’il est bon de garder à l’esprit.

Négocier la plainte

La conséquence de la valeur qu’on apporte à la plainte n’est pas neutre. En effet, si au cours de la « négociation sur la plainte », le symptôme, de réalité pour le patient devient également réalité pour le médecin,  le point de départ est solide et la voie vers le diagnostic moins hasardeuse. Si ce n’est pas le cas le symptôme est alors étiqueté « sine materia «  (sans cause évidente et objectivable), ou « subjectif » (ce qui sous-tend que l’objectivité serait réservée aux seuls médecins),  ou pis (psychogène » ou « nerveux ». Le patient le sent, et si le médecin ne redonne pas, grâce à son discours, sa valeur à la plainte, il y a fort à parier que le patient accordera au traitement instauré une valeur proportionnelle à celle que le médecin a accordé au symptôme exprimé par le patient.

Les mots : écran et lumière

Les mots utilisés par le patient ont une valeur considérable pour le médecin, si celui-ci sait les entendre.

En effet, pour un même symptôme, le patient utilisera des mots différents. Par exemple pour une douleur ressentie dans la poitrine, le patient qui a déjà ressenti ce type de douleur et qui a été exploré pour cela, voire qui a eu un pontage ou un stent, utilisera plus volontiers le terme de « douleur thoracique » qui est celui utilisé par les médecins. A l’extrême il emploiera le terme de « précordialgies », signifiant bien par là qu’il en connaît un bout sur le sujet.

A l’inverse si la douleur est ressentie pour la première fois par le patient, l’expression la plus utilisée sera « mal à la poitrine ». Il en est de même pour mal à respirer qui est une « dyspnée » ou le mal au dos qui est une « dorsalgie ». Ces niveaux de langage sont importants dans la relation médecin-patient car ils sont des sortes de viatiques permettant le rapprochement de deux mondes naturellement très éloignés.

Pour le médecin, les symptômes n’ont pas la même valeur. Il y a ceux qui sont porteurs de pathologies graves ou urgentes, comme la gène respiratoire, l’hémorragie, la douleur thoracique, etc., et d’autres beaucoup moins nobles comme le hoquet, les éructations, la fatigue…Les patients le savent bien, qui lorsqu’ils veulent alerter le médecin ou attirer son attention, rajoutent à leur liste, des symptômes qu’ils savent plus inquiétants pour le médecin ou majorent leur importance en les exagérant.

L’écoute de la plainte

Le moment précis où le médecin écoute la plainte du patient est très important et lui impose un jeu subtil de va-et-vient entre sa raison et sa sensibilité. La reconnaissance de la plainte est une nécessité si le médecin veut éprouver de la compassion. La question se pose ici : la compassion est-elle ou non nécessaire à la thérapeutique ? Ce point est un véritable objet de débat et sera vu plus en détail ultérieurement, certains médecins estimant que la compassion (ou l’empathie) est indispensable, d’autres estimant qu’elle est nuisible, avec tout l’éventail possible entre ces deux positions opposées.

Une fois formulée, la plainte échappe au patient car il s’expose à ne pas être cru, ou du moins sa plainte à ne pas acquérir le statut de symptôme dans l’esprit du médecin.

La plainte selon la société

« La santé est le silence des organes ». Cette phrase de Leriche exprimait parfaitement la conception que l’on se faisait de la santé au XXème siècle. Cent ans plus tard, le concept de santé a considérablement évolué.

Tout d’abord, il est clair que l ’absence de douleur est de nos jours une condition sine qua non du bien-être. Ce qui pourrait être un simple « caprice d’enfant gâté » est rendu tout à fait légitime et accessible par le fait que nous disposons de stratégies thérapeutiques rodées et très efficaces pour lutter contre la douleur, ce qui se traduit par le droit aux soins.  Mais la revendication de la société va plus loin : on doit aussi être en « bonne santé ». Nous sommes donc passé du droit aux soins, à un quasi « droit à la santé ». Ce droit est légitimé par le fait que nous payons tous pour cela en cotisant à l’Assurance Maladie et au Régime Complémentaire. Et comme la santé ne se conçoit pas sans le bien-être, cette forme supérieure de la santé, ce droit à la santé s’exerce dans des domaines qui dépassent la seule maladie. Ce droit est devenu une revendication quasi naturelle dont les ferments sont le refus quasi névrotique de la mort et la recherche perpétuelle du risque zéro.

Ensuite, ce qui touche au corps relève du culturel ;  toute plainte émise par le corps ne peut s’extraire du contexte sociétal et des diktat que la société fait peser sur l’individu en lui imposant des normes esthétiques et des besoins : les régimes, la chirurgie esthétique, la culture physique, la thalassothérapie, etc. Il ne s’agit pas de contester le bien fondé de ces techniques et le bénéfice important qu’elles apportent au sentiment de bonne santé des individus, il s’agit de mesurer que, si ces techniques constituent un marché porteur, c’est que la société a créé un besoin, et par conséquent une plainte si ce besoin n’est pas satisfait.

Enfin, il y a les mots employés, mots médicaux ou ayant trait à la santé et à la maladie qui ont envahi notre société. Claude Levi-Strauss[1] a beaucoup insisté sur le fait que la formation des mots n’est pas un phénomène dû au hasard, mais qu’il s’enracine dans un univers économique et social précis. Les maux de notre société retentissent sur les maux des individus, comme des cellules malades souffrent des dérèglements du corps tout entier, lequel souffre en retour du mauvais fonctionnement de ces cellules. Individu et société sont consubstantiellement liés, et emploient l’un comme l’autre les mêmes mots pour exprimer leur plainte. Certaines pathologies comme les problèmes de dos, la dépression, la spasmophilie, la fatigue chronique, sont exprimées par la société avec les mêmes mots que ceux utilisés par les patients avec une référence constante à la notion de maladie dès que la société découvre l’un de ses maux profonds (Cf encadré). Et à l’inverse, l’individu emprunte à la société des maux qui expriment le mieux son mal de vivre. Il est intéressant de constater que les crises d’hystérie du XIXème siècle avec leur cortège de pâmoison, de paralysies généralisées, de troubles spectaculaires, ont été remplacés par des manifestations tout aussi spectaculaires qui sont celles de la spasmophilie, que les anglo-saxons appellent « panic attack » : tremblements, picotement des lèvres et des mains, oppression, sensation d’étouffement, impression que le coeur va s’arrêter… Cette maladie qui décrit un arrêt des fonctions vitales, n’est sans doute en fait qu’un « symptôme géant », c’est à dire l’expression imagée et multiple d’un certain mal de vivre, le mal global de la société dont nous ressentons tous l’importance. Du corps social au corps du patient, il n’y a finalement qu’une simple question de rapport d’échelle, l’un et l’autre souffrant bien au même rythme et des mêmes maux.

Finalement…

Il apparaît en définitive que plainte et symptôme sont loin d’être synonymes et que pour être reçue, la plainte du patient doit passer avant cela par les arcanes posées par le médecin et par la société qui lui a donné le droit et le pouvoir d’exercer la médecine. C’est ce que soulignait le Pr Edouard Zarifian[2], éminent psychiatre malheureusement disparu : « Attribuer à la folie un statut de maladie donne bonne conscience à la société qui ne se sent pas impliquée dans la genèse du phénomène. La folie est un corps étranger que l’on expulse vers le rationnel, le savoir et la science, c’est-à-dire vers le médecin psychiatre ».

La plainte est donc relative, sa norme est fixée à l’avance par la société et le médecin. Tôt ou tard, elle échappe à celui qui l’émet, et au cours du lent cheminement qui l’amènera à la guérison ou à la mort, le patient sera dépossédé de sa plainte au profit d’un autre nom qui lui sera substitué : le symptôme. C’est la confrontation des symptômes entre eux qui aboutira au point de passage obligé de la médecine : le [diagnostic].

Exemples de messages reçus :

Pourquoi les médecins ne s’intéressent-ils pas aux problèmes des vergetures alors qu’ils sont capables de changer le cœur de quelqu’un ?

Je fais de la spasmophilie depuis 7 ans. Au début je prenais du […] donné par mon médecin. Après un déménagement j’ai vu un autre médecin qui m’a donné du […]. Ca n’a pas été mieux. J’en ai marre. Ils ne se rendent pas compte que c’est l’enfer de vivre cela tous les jours. N’y a-t-il pas des moyens pour soigner cette maladie ?

Quelques mots significatifs employés par la Presse :

« La bourse est déprimée… les entreprises en ont plein le dos… la sécurité sociale est malade… le cancer de la corruption… Les ménages en apnée… Coup de blues sur les Marchés… Hémorragie financière…

Les bénéfices secondaires de la maladie

  • L’inscription dans une lignée familiale de souffrance : « on a toujours souffert dans la famille »
  • La maladie exutoire d’un problème autre, le plus souvent d’ordre psychologique :  les nombreuses maladies psychosomatiques sont un exemple
  • La fuite devant le réel : on s’enferme dans la maladie pour échapper à des responsabilités ou des problématiques
  • L’excuse qui évite de se remettre en cause : « c’est parce que je suis malade que je ne peux pas faire ceci ou cela ».
  • L’identité : la maladie fait partie intégrante de la personnalité
  • Le moyen de payer par culpabilité d’une faute antérieure
  • La reconnaissance obtenue auprès d’autrui (écoute, compassion, affection ,etc.)
  • Le défi : sortir vivant d’un danger vital est une valorisation de soi : « tout ce qui ne nous tue pas nous renforce ».

Extrait de http://blog.marc-vachon.com



[1] Claude Levi-Strauss : Anthropologie structurale Paris Plon 1958

 

[2] Edouard Zarifian , Les jardiniers de la folie, Paris Ed. Odile Jacob

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